PROJET

ENTRETIEN AVEC DAMIEN BOURNIQUEL 
autour de Smells like Mons Spirit


Philippe Franck:  Comment est né le projet «Smells like Mons Spirit» ? Comment s’inscrit-il dans ta démarche artistique plus généralement ? 



Damien Bourniquel: En 2010, j’ai créé une pièce rassemblant 48 reprises vidéo de Smells Like Teen Spirit du groupe Nirvana récupérées sur la plateforme youtube, que j’ai calées, resynchronisées et montées de manière à ce qu’elles jouent à l’unisson. On reconnaissait le morceau mais ce n’était plus une chanson, c’était devenu un hymne populaire brouillé et fédérateur rassemblant, sur la toile, des personnes des quatre coins de la planète, qui ne se connaissaient pas. J’ai appelé cette vidéo Smells Like Youtube Spirit et ce titre est devenu générique pour tous ces travaux exploitant youtube. Ce n’est pas un hymne au site d’hébergement de vidéos, mais il faut reconnaitre que ce dispositif et plus globalement Internet a créé une proximité, une disponibilité, une abondance et un partage d’informations évidemment révolutionnaire qui continue de me servir. 

 


Par la suite, j’ai eu l’idée de former des groupes de musiciens, des «bands». J’ai collecté des solos de jeunes amateurs (qui demandent généralement l’avis des autres internautes pour progresser) et j’ai mis en place un système de VJing pour pouvoir les jouer en live. J’ai convié mon ami Matthieu Junquet, artiste peintre et sonore, passionné de musique, avec qui j’ai auparavant beaucoup joué de la musique expérimentale low-tech. Ensemble, nous mixons et assemblons en live ces vidéos de façon à former des groupes improbables, des associations d’images alambiquées, avec pour fil conducteur la musique qu’ensemble les vidéos produisent. Nous n’utilisons pas d’effet. Nous sabotons les datas qui constituentles fichiers numériques audio et vidéo afin de les détraquer et les obliger à nous révéler une esthétique propre à eux, celle du «glitch» numérique. Smells Like Mons Spirit est le projet de résidence arts numériques que je développe ici à Mons chez Transcultures, dans le cadre du projet Map extension 2011-2012 des Pépinières Européennes pour Jeunes Artistes. Cette fois, je quitte le continent «youtube» et plus largement celui du web pour inscrire mon travail dans la loca- lité de Mons. J’ai profité des trois mois de résidence pour capturer des éléments audiovisuels dans la ville et faire des rencontres et des collaborations. Je tente de dresser un portrait de Mons par le biais des datas, une représentation décalée, bancale et non exhaustive, constituée de fragments hétéroclites, tout aussi floue que son titre, qui irait de captations audiovisuelles de la ville, de sa circulation, de ses habitants, de ses événements, de ses artistes, musiciens, danseurs, etc... Bref, de son actualité au moment où j’y suis. Tout ce que j’ai filmé, je le réinjecte librement sur le web, sur youtube dans l’idée que ça puisse être réutilisé par d’autres et je le géolocalise également afin de baliser mon action. On peut dire que Smells Like Youtube Spirit est un aller et Smells Like Mons Spirit est un retour, dans l’un je prends et j’utilise, dans l’autre je donne et je contribue. 






Tu travailles autour de la notion d’accident, de la déconstruction et de nouveaux rapports image-son, qu’est-ce qui t’attire dans cette culture du glitch ? 


Ce qui m’intéresse, c’est l’étroite relation qu’entretiennent l’erreur, l’échec, l’accident et la catastrophe, avec la création. Paul Virilio dit que l’invention du bateau a inventé le naufrage, et que chaque technologie engendre une catastrophe qui lui est propre. J’explore celle des médias numériques et ses possibilités créatives dans un travail autour de la notion de glitch et d’artefact. 

Depuis l’apparition des réseaux d’échange de fichiers, que ce soit «peer-to-peer» ou en streaming, j’ai été fasciné par les glitches produits par les vidéos numériques, souvent résultats de téléchargements incomplets ou encore provoqués par des baisses de débits du flux internet. Ils se manifestent généralement par des sauts d’images, une pixellisation hasardeuse, laissant apparaître des macro-blocs multicolores dus à la compression des données, des traînées de couleurs et des images fantômes en surimpression. Ces artefacts nous donnent à voir une architecture quasi palpable de ces données numériques par une déconstruction brutale, qu’elle soit hasardeuse ou plus calculée. Ils dévoilent une esthétique propre à la vidéo numérique, résultant de sa catastrophe, qui est née des techniques de diffusion et de compression des données et plus largement de l’informatique en générale. Une autre découverte importante dans mon parcours a été qu’il m’est arrivé, comme pour beaucoup, de double-cliquer un fichier sans indicatif de format (ex .jpeg ou .mp3) et que celui-ci s’ouvre par défaut dans un logiciel de traitement de texte (text edit, wordpad, word...) et nous donne à voir une équivalence textuelle, son code matriciel. Je me suis aperçu qu’intervenir sur ces données textes avait une répercussion, que ce soit un fichier son, image ou vidéo, à condition de cerner la composition, l’architecture globale du fichier. En faisant des recherches sur Internet, j’ai pu constater que d’autres personnes, comme aux Pays-Bas, Rosa Menkman ou encore en Grande Bretagne Antonio Roberts, étaient aussi très engagées dans ce domaine, que des communautés se créaient avec notamment un groupe Flicker grandissant qui regroupe des contributions d’images «glitchées» intentionnellement, et même que cette pratique avait un nom : le «databending». D’autres expériences montrent également qu’il est possible de modifier une image en traitant ses données à travers un logiciel de son. 



Pour résumer, un fichier brut numérique peut prendre trois aspects: textuel (code matriciel), visuel et sonore. Intervenir sur l’un a des conséquences sur l’autre. Il s’opère un principe d’équivalences et on pourrait même parler d’une sorte de synesthésie produite par l’ordinateur. Kim Cascone, compositeur nord-américain de musiques électroniques, dans son article «Esthétique de l’échec : les tendances postdigitales dans la musique électronique contemporaine» paru en 2009, déclare que c’est de l’«échec» des technologies digitales qu’une esthétique nouvelle est née : les glitches, les bogues, les erreurs dans les applications, les plantages... Achim Szepanski, fondateur du label Mille Plateaux, pionnier de la musique glitch minimale, qui a produit notamment les premiers groupes glitch électro comme Oval ou Mouse on Mars, explique qu’avec la complexité croissante des programmes, le programmeur perd sa vision d’ensemble du programme qu’il a conçu. C’est pourquoi les programmes complexes sont truffés d’erreurs et agissent parfois de leur propre initiative. C’est l’être humain qui n’avait pas envisagé tous les cas de figure, le programme et l’ordinateur n’y sont pour rien. Je crois que le glitch numérique fabriqué par databending, lui-même étant une évolution du circuit-bending à l’ère de l’électronique, a un bel avenir devant lui. Il évoluera et prendra forme en fonction de l’évolution des formats informatiques, des outils, des programmes qui fabriquent des médias et les diffusent. Plus que jamais, avec le glitch, le médium est message de lui-même (comme disait Marshall McLuhan) et des outils qui le produisent. 



Comment à partir de ce type de dé- construction AV, faire «écriture», «composition» ? 


Pour Smells Like Youtube Spirit, j’ai créé un dispositif qui se joue à un ou plusieurs, où l’on rejoue, à travers un programme de vjing, des vidéos boiteuses dont on a volontairement saboté les datas. Je ne peux pas totalement prévoir le résultat et j’aime ça. J’aime être surpris et que les choses m’échappent, qu’elles deviennent en quelque sorte autonomes. Avec Matthieu, dans le duo Dadadata, l’improvisation tient une place importante. On partitionne peu pour continuer à se surprendre. Je ne programme pas pour l’instant. Ce n’est pas un positionnement majoritaire dans le milieu des arts et musiques numériques, où une création digne de ce nom impliquerait d’écrire son propre programme. Les techniques de databending requièrent peu de techniques, mais de l’expérience pour comprendre et les outils sont à la portée de tous. Je me sers de programmes simples connus de beaucoup, gratuits, libres comme Audacity ou inclus par défaut dans les systèmes de nos ordinateurs (Tex Edit, Wordpad,...) ou bien encore achetables en ligne si indispensables. Je me demande si en créant un trop grand fossé entre les spécialistes du domaine et les spectateurs, on ne risque pas de s’enfermer dans un cercle d’initiés trop restreint. Parfois même, ignorer le fonctionnement théorique d’un outil peut permettre d’obtenir de meilleurs résultats, parce qu’on «pense en dehors des cadres». Brian Eno disait que son home stu- dio était sa source d’inspiration. Il avait à sa disposition un matériel de pointe, qu’il ne cernait que partiellement et son ignorance et ses tâtonnements lui permirent de faire des découvertes intéressantes non prévues par les ingénieurs qui avaient créé les machines. 



Comment as-tu travaillé plus particulièrement pour développer ce projet participatif à Mons ? Comment s’est passé la collaboration entre Dadadata et ce collectif que tu as créé autour de ton projet, Les Images Audacieuses ?  


L’idée était de m’imprégner de l’ambiance de Mons et de collecter un maximum de contenus à rejouer, remixer et détourner avec Matthieu sur le principe de Smells Like Youtube Spirit. J’ai donc arpenté la ville de long en large, caméra au poing à la recherche de sources au- diovisuelles potentielles et j’ai été à la rencontre des habitants. J’ai trainé dans les milieux vivants comme Le Bateau Ivre, un bar bien connu du centre ville qui propose tous les mardi soirs des sessions de jam où les musiciens locaux viennent partager leur pratique et passer un agréable moment. Cela m’a permis de rencontrer une scène musicale locale montoise très active. J’ai filmé quelques solos de musiciens que j’ai rencontrés là-bas. J’ai été à la rencontre des professeurs de l’Ecole des Beaux-Arts de Mons (Arts2) qui m’ont recommandé plusieurs de leurs élèves en section arts plastiques et numériques, à qui j’ai exposé mon travail et mes intentions de projet et qui se sont montrés tout de suite intéressés et coopératifs. J’ai pu également assisté aux événements organisés par Transcultures durant ces trois mois, que ce soit des conférences, des performances, des concerts, des ateliers... J’ai notamment rencontré Laurence Moletta (Nios Karma) qui collabore sur le projet depuis le début, qui participait alors à un projet de performance en téléprésence entre la Société des Arts Technologiques de Montréal et Transcultures à Mons, Transat Contamine. Sa pratique vocale augmentée par ordinateur dirigé par un dispositif avec des gants qui font office de contrôleurs m’a tout de suite plu. Pour le développement de mon projet, j’avais dans l’idée d’organiser un événement par mois, les deux premiers étant préparatoires en vue de l’événement final qui clôture ma résidence. Fonctionner sur un principe d’upgrades. J’avais besoin de me créer des étapes de travail qui me servent de repères sur la durée de mon séjour et de confronter mes idées à la réalité du lieu. Mon projet de départ s’est considérablement transformé au fur et à mesure de son évolution, parce que toujours remis en cause par le cheminement de nouvelles idées que j’ai eues sur place.

La première version beta de Smells Like Mons Spirit que j’ai organisée a eu lieu le 19 décembre 2011, au Bateau Ivre. C’était pour moi l’idée d’une rencontre avec les étudiants sélectionnés, Laurence Moletta et Francois Volral. J’avais dans l’idée d’aller vers le public montois, qui via les activités de Transcultures et du manège.mons a déjà une certaine appréhension des arts sonores et numériques. Il s’agissait d’aller les chercher là où ils étaient, de leur proposer un autre type d’événement, un autre format de concert. Le fait de travailler avec ces étudiants qui habitent Mons m’a considérablement aidé. M’impliquer en les impliquant, a fait qu’ils ont aussi impliqué leurs amis qui sont venus nous voir. J’avais demandé à chacun de présenter leur pratique sur scène. C’était pour eux une occasion de se confronter pour la première fois à un public, et pour Matthieu et moi, de confronter le nôtre aux Montois et surtout l’occasion de découvrir les travaux respectifs des étudiants dans des conditions de live et de commencer à élaborer un projet collaboratif. Le pari s’est avéré gagnant; nous avons réussi à susciter la curiosité des nombreux spectateurs qui ont dans l’ensemble, apprécié l’originalité de la proposition et ont ensuite posé beaucoup de questions. 

La deuxième version s’est déroulée le 9 février 2012 au Frigo, lieu polyvallent de la Ville Mons situé sur le site des Abattoirs, souvent utilisé par Transcultures. Cette fois-ci, j’ai scénarisé un projet collaboratif qui réunissait Dadadata (Matthieu et moi), Laurence Moletta et les étudiants. Nous formons à présent un vrai band de live AV montois! Cela a été pour moi l’occasion d’introduire un autre projet que j’avais envie de tester, fonctionnant - comme je l’expliquais auparavant - sur un principe d’équivalence de sons en images et d’images en sons. J’ai confié cette tache aux étudiants et je leur ai donné pour nom, Les Images Audacieuses, avec un clin d’œil au logiciel Audacity que nous utilisons. J’ai mis en place un système d’échange, de relais de médias numériques fonctionnant sur le principe du téléphone (ou d’iphone) arabe. Chacun réintervenait sur le travail de l’autre par le moyen de techniques de databending, ou encore de traduction et de réinterprétation de données numériques. Ainsi, je donnais une image à Pierre, qui la transformait via un logiciel de retouche d’image, qui le transmettait à Vivian, qui le transformait au niveau sonore et le don- nait à Arnaud, qui par un logiciel de reconnaissance musical, transformait ce son en tablatures qu’il jouait avec la guitare électrique; les sons de sa guitare, avec la reconnaissance vocale implémentée dans le système Windows, donnaient à voir des mots sans queue ni tête, que finalement Laurence se réappropriait en les chantant. Tout le long de la performance, Matthieu les accompagnait en mixant des extraits vidéos glitchés sur Mons, son actualité télévisée et ses musiciens. L’idée était d’épuiser l’information, le message pour qu’il ne reste plus que des squelettes d’images et de sons, de fossiliser la mémoire d’un instant, mettant en avant l’esthétique glitch des médias qui circulaient.

Pour la version de Smells Like Mons Spirit, dernier «upgrade», de ce 24 février 2012 à la Machine à Eau, le scénario a changé avec une image centrale dont les datas sont donnés à voir et entendre. Elle constitue une sorte de base sonore, avec une durée de lecture à la manière d’un sablier, sur laquelle nous intervenons avec des sons, des instruments, des images, des vidéos et des paroles. Ce sont nos interventions qui la modifient, nous sommes les éléments glitch qui perturbent son code matriciel. A la fin de la performance, nous montrons le résultat obtenu à partir de l’image de départ, qui sera comme une partition de la performance. La notion de captation du réel sera mis à l’honneur, parce que c’est de ça qu’il s’agit, on parle de mémoire et de comment, par quel moyen, la restituer. J’ai pour ambition de proposer un dispositif qui revisiterait le format spectacle performance, proposerait autre chose, quelque chose de plus hybride. Ce moment serait à vivre comme un concert, un laboratoire d’images et de sons et un plateau de tournage en vue de la réalisation d’un DVD. On montre tout. J’ai convié une styliste, Fleur Djavachvili, à imaginer une robe pour Laurence en bleu d’incrustation vidéo, élément annonciateur d’un autre objet futur en post-production. 



Au final, qu’as-tu retiré de cette résidence Pépinières européennes chez Transcultures à Mons ? 


C’est la première fois que, durant trois mois, j’ai la possibilité de me consacrer totalement à mes recherches, du temps que je n’ai pas à dégager d’autres activités. C’est une vraie chance qui m’a été offerte avec cette résidence Pépinières européennes/Transcultures. 

J’ai réellement le sentiment d’avoir progressé dans ma pratique et d’avoir pris le temps de la situer d’avantage. Le projet du DVD qui serait réalisé après cette résidence que m’a proposé Transcultures me tient particulièrement à cœur, car il fixera cette expérience sur un sup- port physique qui est la finalité de notre dernière performance à Mons. J’ai le sentiment d’avoir voyagé loin alors que Mons se trouve à 1h20 de Paris en train. J’ai réellement vécu un temps d’immersion totale, une bulle spatio-temporelle. La vie y est plus détendue que chez moi à Paris et le rapport de proximité est agréable. J’y ai désormais mes repères, mes habitudes, mes connaissances, mes lieux, mes bars, mes commerces, ... Je suis particulièrement fier de mon band que j’ai créé ici et heureux de la complicité et de l’échange créatif avec les étudiants qui ont participé à ce projet. Des liens qui perdureront j’espère, et pourquoi pas une tournée européenne Dadadata et les Images Audacieuses de Mons...



Propos recueillis par Philippe Franck, directeur artistique de Transcultures.
Mons, 18 février 2012



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